Le terme « kafkaïen » est quasi entré dans le langage courant. C’est une situation absurde, synonyme d’oppression, représentant une situation labyrinthique, irréelle, angoissante. Mais concrètement, dans le texte, c’est quoi le style kafkaïen ?
Brouillage des repères spatio-temporels. Réalité ou fantastique, chez Kafka, on se pose toujours la question mais on ne parvient pas à la trancher. La Métamorphose par exemple, s’ouvre sur le réveil de Samsa et quelques lignes plus loin, on apprend qu’il a été transformé en insecte géant ; d’entrée de jeu, difficile alors de discerner le rêve de la réalité. L’univers kafkaïen balance entre réalité et absurdité (tellement flagrante qu’on se demande si on n’est pas tombé dans un roman fantastique). Et en plus, l’absurdité chez Kafka paraît naturelle. Ainsi de l’engin de mort dans La Colonie pénitentiaire que le régime judiciaire ne remet pas en question. Ce jeu est sans doute encore plus flagrant dans Le Procès : c’est par la vision de Joseph K., perdu dans une situation inextricable, qu’on accède aux décors qui paraissent nappés d’une forme de rêve. Les sons sont tantôt atténués tantôt stridents, la lumière est vacillante, les mouvements sont tantôt vifs tantôt lents ; l’ambigüité est sans cesse maintenue.
Fragmentation : expressionniste ou impressionniste ? Kafka était contemporain du mouvement expressionniste et comptait parmi eux de nombreux amis, mais il les trouvait trop excessifs, lui qui cherchait à avoir l’écriture la plus neutre possible afin de laisser l’image ouverte aux multiples perceptions possibles. On est limite dans un style impressionniste ? Car Kafka, comme un Monnet, procède par touches de peinture. Les paysages sont livrés par clichés instantanés. Pas de vision globalisante mais une description qui suit le regard qui se pose d’abord là puis là, et là encore. Kafka ne se consacre pas à l’intériorité des personnages, c’est par la surface et les éléments extérieurs que le lecteur accède à un spectre de sentiments d’autant plus large qu’il est capté de l’extérieur et donc livré aux interprétations du lecteur.
La puissance de l’image. Le langage pour Kafka est dépouillé, brutal. Lorsque les mots s’en tiennent à un sens figé, ils ne peuvent plus exprimer les nuances. C’est pourquoi Kafka préfère recourir aux images pour approcher de la Vérité qui est multiple : il faut tenter de « créer une écriture susceptible d’interprétations infinies ». Les images sont tellement détaillées et poussées loin qu’elles deviennent vertigineuses et envahissent tout l’espace. La métaphore par exemple permet de mettre en relation situation extérieure et éclairage intérieur. Le thème du procès notamment désigne tant le procès juridique de Joseph K. que le procès qu’il se fait à lui-même dans sa petite tête. Les images chez Kafka n’ont alors pas de sens unique et des tas d’interprétations possibles. « Cette ambiguïté proprement kafkéenne réside en ce que l’écrivain ne donne son opinion sur les images qu’à travers d’autres images, grâce auxquelles il démontre l’insuffisance de ce matériau [les mots] ».
Références : Bancaud, Florence. Le Journal de Franz Kafka, ou l'écriture en procès. CNRS éditions, 2001-11-16T23:00:00+00:00. iBooks.