Extrait du chapitre 1
Sur ma gauche, deux billards américains immenses. Sur les chaises callées contre le mur, des mecs qui se balancent de gauche à droite en s’appuyant sur leur queue de billard le temps que leur tour vienne. Et un peu partout sur les murs, au-dessus du bar, sur les poteaux, sont accrochés des instruments, principalement des guitares, signées par celui qui fut leur propriétaire.
J’avise le bar et m’installe sur un tabouret. Au-dessus de l’étalage de bouteilles de bière posées sur un rebord du mur, s’étalent quelques dessins et peintures des bluesmen connus qui sont passés dans le coin. Je reconnais Robert Johnson, B.B. King, Muddy Waters, avant de sentir une présence sur le tabouret à côté du mien.
      - Tu sais en jouer ou c’est juste un étui vide ?
C’est un grand black tout en chair qui me jette un regard curieux et amusé en pointant du doigt mon étui décati.
      - Ça dépend ce qu’on appelle jouer, je réponds. Si c’est au niveau de ces gars-là, ajouté-je en pointant les zikos sur scène, alors non je sais pas jouer et cet étui est vide.
Le grand gars éclate d’un de ces rires qui semblent enrober toute la gorge.
      - Je m’appelle Dick, dit-il en me tendant la main.
      - Miles, je lui réponds en empoignant la main tendue de la mienne tout à coup moite et fine dans celle de Dick.
      - C’est cool cet endroit, dis-je pour engager la conversation.
      - Ah ça, pour sûr ! C’est l’un des meilleurs clubs du coin. En même temps, comme t’as dû voir, le coin est pas très peuplé.
À nouveau ce rire qui me détend et dont chaque secousse se répercute au cœur du bar en bois.
      - Oh, j’ai vu carrément pire !
      - Et il boit rien le petit ?
      - C’est que j’viens d’arriver, la serveuse m’a pas encore calculé.
      - Faut attirer son attention, conseille Dick et, comme pour me montrer l’exemple, il annone auprès de la serveuse derrière le comptoir : Hé, Anna, c’est t’y pas que j’suis invisible à tes yeux maintenant ?!
La serveuse se retourne avec un air agacé avant que ses traits ne se détendent lorsqu’elle reconnaît Dick.
      - Oh mon bichon, toi, jamais ! lance-t-elle en attrapant deux Bud dans le frigo.
      - Ah, j’aime mieux ça !
Les bouteilles de bière sont aussitôt sous notre nez. Dick happe la sienne et la tend vers moi en l’inclinant légèrement, j’attrape la mienne pour trinquer.
La première gorgée dilate soudainement mon estomac et un vertige me fait vaciller. Je me retiens au bar.
      - Hé, p’tit gars, ça fait combien de temps que t’as pas graillé, hein ? me demande Dick. Commande un sandwich à la viande, va. J’sais reconnaître celui qu’a l’estomac vide.
Le sandwich arrive au bout de cinq minutes. Je l’avale en moins de temps encore, n’osant pas même reprendre mon souffle entre deux bouchées.
      - Oh mec, c’est une tuerie ce truc ! Merci. Vraiment.
      - Pas de quoi. Comme j’te dis : je sais ce que c’est.
Dick avale une large lapée de bière, repose la bouteille sur la table en faisant signe à Anna qui la remplace illico pour une bouteille pleine, si rapidement que j’ai à peine le temps de comprendre.
      - On dirait qu’t’es connu ici, hein ?
      - Comme j’te dis : j’traîne dans l’coin depuis un moment.
      - T’es zikos ?
      - En comparaison de ces gars-là ? dit-il en pointant le groupe sur la scène. Je dirais que les cheveux blancs ont pas poussé que sur ma tête, ajoute-t-il en attrapant quelques mèches de sa tignasse frisée grisonnante.
Je m’esclaffe et tend de nouveau ma bouteille vers lui pour trinquer amicalement avant de prendre une lapée, beaucoup plus douce celle-là, grâce au pain au fond de mon estomac qui est là pour l’accueillir.
      - Chanteur, hein ?
      - Ouais, et harmoniciste. J’ai eu quelques heures d’inspiration si on peut dire, mais j’ai jamais réussi à apprendre la gratte alors j’viens taper quelques bœufs ici, histoire de pas perdre la main. J’peux voir ta gratte ?
      - Oh, c’est pas grand-chose tu sais, mais c’est tout ce que j’ai, j’annonce en attrapant mon étui pour sortir ma guitare rayée.
      - Oh, man, elle a vécu cette guitare, dis ! J’aime les grattes qui ont de l’histoire. Je peux te poser une question ?
      - Bah ouais.
      - T’es fauché au point de pas pouvoir te payer des cordes ?
Je m’esclaffe à nouveau.
       - Y a de ça ouais. Mais, en fait, le reste des cordes est dans mon étui, intacte. Le truc, c’est que mes doigts veulent pas aller sur ces cordes-là, alors j’les ai enlevées, c’est plus simple.
      - Donc, tu joues avec trois cordes ?
      - Hé ouais.
      - C’est pas banal, constate Dick en hochant la tête et en me regardant avec des yeux de sympathie.
      - Voilà longtemps que je n’ai pas eu droit à un tel regard. Ce mec me plaît.
      - Et toi, à part chanter, tu fais quoi de tes journées ?
      - Oh, tu sais, à mon âge, si déjà on peut observer le présent sans penser au passé ou au futur, on s’estime heureux.
      - C’est pas un peu triste de penser comme ça ?
      - En quoi ce serait plus triste que d’être comme toi, un vagabond errant à la recherche d’un présent qui te propulsera dans l’avenir ? On a ce qu’on a, c’est tout.
      - C’est pas faux, répond-je sans trop de certitude.
      - Je pense qu’les jeunes d’nos jours, y s’inquiètent trop de l’avenir, tellement qu’y profitent même plus du présent.
      - P’t-être. Mais je crois aussi que quel que soit l’âge, faut toujours se démener si on veut réaliser des choses. Rien n’arrive à rester sur le porche de sa maison pour regarder le temps qui passe.
      - Tu crois ça. Et t’en as des projets toi ?
Je ris jaune.
      - J’en avais, mais aujourd’hui je sais plus bien…
      - Allez, comment elle s’appelle… ?
      - Ma guitare ? Suzie, dis-je en souriant, espérant éviter la question.
      - Man, me la fais pas !
      - Elle s’appelle Hollie, finis-je par admettre.
      - Et elle est où cette Hollie divine ?
      - Je sais pas. Elle a disparu trois jours après le mariage…
      - Et t’es venu la chercher dans ce trou paumé ?!
      - C’est une fille du coin. De Indianola pour être précis…
      - Rha, émet Dick – plus un son de gorge qu’un mot véritablement compréhensible.
Ses yeux se perdent dans la lueur de l’enseigne Ground Zero rouge et bleue au-dessus du comptoir.
      - Et tu vas nous en jouer de cette gratte alors ou pas ? finit-il par ajouter.
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