Dès les premières phrases, on se laisse facilement happer – plutôt devrais-je dire glisser -, transporter dans ce flux continu, incessant de pensées en pleine transcendance avec l’intimité de cette voix parlante (on ne saurait déterminer le narrateur du personnage tant les deux voix s’interpénètrent pour mieux révéler ce que l’écran de la psyché en train de penser présente trop fugacement pour que le personnage en ait une totale conscience mais à la fois trop intimement pour qu’une personne extérieure puisse l’intercepter).
Véritable flux de conscience auquel nous assistons donc dans ce qui est présenté paradoxalement comme un recueil de nouvelles alors que chaque fragment s’y enchevêtre et résonne avec les autres : flou temporel, flou narratorial, flou structural, flou comme seule la littérature de l’intime est capable de le rendre aussi perspicace et cinglant. Car les constats qui sont fait par la voix du flux intime auquel le lecteur assiste constituent un incessant va et vient entre intériorité et extériorité, à la fois contemplation du monde en train de passer à travers la fenêtre du train (ou en sortant du train) et retour sur soi, auto-analyse, réflexions sur l’âme humaine.
C’est avec une écriture serrée qui joue de l’intense et du rythme incessant que nous avons affaire dès les premiers mots: « Champs de neige. Passage à niveau. Lent défilement derrière les vitres. Paysages dégagés. Silence feutré. Amortissement des bruits. »
Le propos est difficile à exprimer, il faudrait plutôt parler d’instants, et même d’un instant, car il ne nous est livré ici finalement que quelques heures de la vie des personnages, des heures qui contiennent en elles, comme beaucoup d’instants d’une vie finalement, autant du passé que du présent, autant de vérités glaçantes et essentielles, existentielles.
Ce dont il faudrait avant tout parler pour tenter d’attirer votre attention c’est cette criante influence du maître de l’ellipse et du fragment, et avant tout dans son livre Si par une nuit d’hiver un voyageur, qu’est Italo Calvino. « Se résigner à manquer des phrases, perdre de temps en temps l’enchaînement en regardant par la fenêtre le paysage qui défile toujours, crée des émotions et ralentit la main qui ne suit plus sur le papier. Vitesse de l’esprit. Pensées qui se télescopent ». Car s’il fallait rendre encore hommage à ce livre incontournable de la littérature italienne, Bernard Sarrut le fait ici avec une maîtrise stylistique toute personnelle et comme tout écrivain nourrit de littérature essentielle, il a su prendre les échos des pairs (peut-être Italo Calvino n’en fait pas partie pour Sarrut, c’est une association qui m’est toute personnelle mais qui m’a paru criante) pour les faire siens et créer sa propre résonance.
Rarement il a été donné de lire dans la littérature contemporaine un style qui joue autant de l’intensité à chaque phrase, à tel point que le lecteur en a parfois le souffle presque coupé, puis le reprend à la fin du paragraphe avant de retourner dans un nouveau round, et qu’il demeure haletant tout au long de ce livre qu’il est émotionnellement impossible de lire d’une traite – besoin de reprendre son souffle et de retrouver le rythme d’un monde qui apparaît alors tout à coup trop lent par rapport à celui que nous refermons pour un instant d’intermède dans la lecture. Il faut bien le dire : une sorte d’apnée de la lecture parfois assez difficile à soutenir ; c’est peut-être la seule critique qui serait à formuler contre Un voyage d’hiver, mais pas vraiment une critique toutefois puisque c’est aussi de cette intensité paroxysmique, presque à en avoir la nausée, qui fait la force du livre, mais « Continuer, aimer le voyage en lui-même, la percée de la lumière noire sur la surface du papier, ne pas se laisser perturber, ni décourager ».
Mais revenons à ce rapprochement avec Italo Calvino car en effet le propos de Sarrut, c’est cette construction en écho et en interruption, en fragmentation à l’intérieur desquelles le flux continue. Tout comme Calvino dans son livre, il est donné chaque fois au lecteur un nouvel indice pour pouvoir cerner le personnage mais tout de suite stoppé par un jeu de regard, le passage à une autre conscience ou tout simplement une de ces associations d’idées dont la pensée seule a le secret. Le lecteur est balloté entre les points de vue : l’écrivain en train d’écrire dans le train – découvrira-t-on ce qu’il écrit … ? –, un passager qui le regarde et créer sa propre histoire en supputant à propos de ce que l’écrivain peut être en train d’écrire, puis des vies mises en parallèle, des errances, etc.
« L’homme qui observe veut appréhender l’ensemble, être au plus près des motivations, de la compréhension et n’est pas au bout de ses peines. Il se perd là tapi dans l’ombre, romance avec son petit imaginaire. Son regard interrogateur fabrique sans le savoir ni le vouloir un livre également, un autre livre d’une autre teneur, tout aussi sinon plus magnifique que le somptueux gribouillis qui s’écrit tout près. Fiction mentale, fausse croyance, délire d’interprétation.
Il commence à créer une prétendue autobiographie croyant saisir certaines informations ou intuitions en puisant dans son obscurité personnelle, lui donne une fausse vérité ou authenticité, et tout en le faisant se perd encore plus, s’égare ».