Dans L’Apiculture selon Samuel Beckett (qui parle pas vraiment d’apiculture en fait), Page met en scène un auteur qu’il admire, lui prête des mots, des attitudes, une histoire que Beckett n’a pas connu. Page assume : il a tout inventé ; même s’il s’est beaucoup documenté sur Beckett pour s’immerger, en fait, tout ce à quoi il a accédé réellement c’est Beckett l’auteur, Beckett l’homme demeure et demeurera toujours inconnu. La voie est donc ouverte à toutes les variations.
Un des éléments selon moi essentiel de ce livre est que Beckett devient le prétexte à une question autrement plus fondamentale que Page pose dans la postface du livre : quelle importance de connaître l’homme derrière l’auteur ? Après tout, ce  qu’on lit avec avidité est la création de l’écrivain, qu’importe qui il est en chair et en os, ça donne quoi au lecteur de savoir ça ? D’ailleurs, interroge Martin Page, n’est-il pas finalement plus dangereux pour la littérature de faire croire en la prestance inatteignable de grands hommes, de voir ainsi s’éloigner la littérature de la terre commune, au lieu de faire des livres des compagnons du quotidien, des amis, laisser s’épanouir cette intimité magnifique qui fait toute la force et l’éternité de la littérature ? « J’ai écrit ce livre pour dire que la littérature et les grands écrivains sont pour tout le monde. Le génie ne doit pas impressionner, il doit ouvrir l’appétit. On doit se réapproprier les chefs-d’œuvre et les artistes. Ils sont propriété commune. […] Les grands artistes doivent devenir des compagnons quotidiens et chaleureux. Les statues, ça se détruit. » (p. 80) Figure d’autorité = figure mortifère. Croire que la littérature n’est pas humaine, c’est déjà l’enterrer.
Ce mince livre de Page ne me semble pas si anecdotique ou loufoque et je l’interprète comme une mise en scène pratique d’une idée qui chaque jour me devient de plus en plus flagrante : « Ce qui compte, c’est la biographie de ceux qui lisent mes livres, plus que la mienne. Les universitaires feraient mieux d’enquêter sur leur propre vie s’ils veulent comprendre quelque chose à mon œuvre. » (p. 20) Ainsi parle Beckett chez Page pour replacer le sujet essentiel au cœur du débat : le lecteur. Il serait peut-être temps de revenir à cette base à l’heure où les médias (et les lecteurs eux-mêmes) n’en finissent plus de bavasser sur l’Homme-qui-se-cache-derrière-l’écrivain au lieu de s’attacher au livre. Il faut croire que la culture « presse people » a eu plus d’influence que nous ne le pensions : nous en sommes arrivés à dissimuler des idées riches et matières à réflexion derrière des visages et des mises en scènes de vie factices.
Références : Page, Martin. L’Apiculture selon Samuel Beckett. Paris : Points, DL 2014. 80 p.
Back to Top