Un soir de représentation, le lieutenant Gustl se prend le bec avec un boulanger dans le hall de l’opéra. Ce dernier file avant que Gustl n’ait pu rétorquer. Gustl se retrouve alors face au plus grand des désarrois : lui, un lieutenant de l’armée de sa majesté, peut-il essuyer une telle offense en public sans broncher? Serait-il un homme sans honneur ? En rentrant chez lui, Gustl songe alors à se suicider : il ne peut plus reparaître dans le monde paré du poids d’un tel déshonneur…
Cette longue nouvelle capte donc un moment de solitude et de rumination. Il y a sans cesse un contraste entre la parole dite, vaine et superficielle, et l’intériorité, ruminante et complexe. Gustl est un jeune lieutenant hanté par le regard de ses supérieurs, et leur jugement, tellement hanté que sa pensée même en est pervertie. 
Au-delà du récit, c’est l’une des premières fois de l’Histoire littéraire que le monologue intérieur permet au lecteur d’assister « en direct » aux répercussions du monde et des agissements des autres sur une conscience. Et c’est poussé au paroxysme de l’absurde puisque c’est suite à un déshonneur public minime que Gustl songe carrément à mettre fin à ses jours !
Ce dilemme est l’élément déclencheur à de nombreuses associations d’idées: Gustl serait-il regretté par quelqu’un ? Sa famille, après tout, le connaît-il vraiment tel qu’il est ? Qui sont réellement les sots de l’armée qu’il appelle « ses amis » ? Et sa petite amie, même, le regretterait-il vraiment ou se consolerait-elle vite dans les bras d’un autre ? Toute une suite de « et si j’étais mort » (devenu un motif classique dans la littérature depuis Victor Hugo) file la trame des pensées de Gustl au long de la nouvelle. Mademoiselle Else, nouvelle écrite par Schnitzler en 1926, en sera le pendant au féminin.
Schnitzler écrit Le Lieutenant Gustl à une époque qui voit le genre de la nouvelle se transformer. Avant les 1900’s, la nouvelle est considérée comme un sous-genre du roman dans lequel la psychologie des personnages ne peut être que superficiellement évoquée. Elle se concentre autour d’un événement central et bien souvent inouï, d’où l’omniprésence de la nouvelle fantastique (Poe, Hoffman, Gautier, Mérimée). Avec des auteurs comme Tchekhov, Joyce et Schnitzler - qui écrivent à la même époque à quelques centaines de kilomètres de distance - la nouvelle gagne en noblesse et en légitimité. La psychologie des personnages y est même plus finement décortiquée et explicitée, et ce grâce à des techniques novatrices. A partir du Lieutenant Gustl, Schnitzler, lui, développe la technique du monologue intérieur qui devient par la suite un des piliers de la littérature contemporaine.
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