23 mai 2022
 « J'ai tout d'abord pensé ne pas t'emporter, cher journal. Devoir toujours te cacher, de peur qu'on te découvre – je suis un peu fatiguée de tout ça. Je pensais que je voyagerais plus légèrement, mais en même temps, je ressentais à quel point tu es devenu un personnage, et t'abandonner revenait à abandonner toute une part de moi-même. Ce soir, seule dans ma cabine – Henry dort dans la 656 et Hugh me manque -, j'ai pris conscience de ma solitude, de ma faiblesse, de mon besoin de toi. C'est avec un frisson de plaisir que je t'ai sorti de la boîte en fer où je conserve tous mes cahiers – une présence, une consolation. » (Nin, Anaïs. Journal de l'amour, journal inédit et non expurgé des années 1932-1939. Paris : Librairie générale française, coll. « Le livre de poche : La Pochothèque, classiques modernes », DL 2003, p. 674)
Le journal d’Anaïs Nin, débuté à 11 ans, qui s’étale sur des décennies jusqu’à sa mort, est sa plus grande œuvre. Elle y parle non seulement de sa vie mais aussi d’écriture, et sa plume diaristique devient, au fil des années et de l’expérience, de plus en plus acérée et précise. 
C’est tout un art de savoir parler de soi sans parler de soi, d’être capable de s’analyser comme si on était un autre, de se regarder vivre, se prendre pour sujet afin de mieux comprendre la vie elle-même.
Je n’en suis certainement pas au niveau de maîtrise d’Anaïs ! Il faut dire que je ne suis pas très appliquée : combien de fois n’ai-je pas promis au journal de prendre le temps de venir y écrire plus régulièrement, respectant la promesse quelques jours, puis dérivant à nouveau ? Je n’ai aucune régularité. Mais le journal permet justement la liberté de venir y écrire selon les envies et les besoins. Bon, j’ai quand même une certaine expérience puisque je pratique depuis l’âge de 13 ans (à ce qu’en disent les archives, mais c’était peut-être plus tôt encore). Autre outil essentiel de mon artisanat, le journal est devenu, avec le carnet de citations, le deuxième pied de ma table de travail.
4 septembre 2005
En lisant le prélude de Leonard Woolf à propos de sa femme, Virginia, je suis tombée sur une évidence frappante : on écrit toujours dans son journal lorsqu’on est dans un état d’esprit négatif : colère, énervement, tristesse, déprime, mais il est rare que nous écrivions lorsque nous nous sentons bien. C’est étrange, n’est-ce pas ? La production artistique née souvent d’un état de dépression ou d’un flot négatif.
Là-dessus, je ne suis plus d’accord : la déprime tue chez moi l’expression artistique.
« Et donc Henry me répète : « Viens avec moi, mais sans le journal », et le journal reste là, sur la table du café, comme une personne – l'ultime rival. Je me sens déconcertée, parce que je souhaiterais pouvoir me confier entièrement à des êtres vivants, mais il arrive toujours un moment où les êtres vivants sont soucieux, de mauvaise humeur, occupés, inattentifs, et alors l'intérêt s'évanouit, ce qui ne se produit jamais avec le journal. » (Nin, Anaïs. Inceste, tiré du "Journal de l'amour" : journal inédit et non expurgé des années 1932-1934. Paris : Librairie générale française, coll. « Le livre de poche : Librio », 2002. p. 251)
Le journal intime en tant que tel m’apparaît à l’époque souvent comme un palliatif à la fondamentale absence et inattention des autres. Aux autres êtres vivants, on apparaît toujours incomplets et fragmentaires, au journal on se présente entiers et sans barrières, sans inhibitions.
« Après avoir abordé certains sujets ici (l'art, etc.), j'ai senti le danger qu'il pouvait y avoir à satisfaire « mon besoin de style » dans le journal. Cela pourrait tuer sa plus grande qualité : le naturel. Je dois me couper en deux et créer quelque chose d'autre – c'est nécessaire. Dans le journal, ne dois jamais entrer le moindre désir de perfection artistique. Au revoir, rêve d’œuvre totale – mon intention de raconter un jour et une nuit jusqu'à ce que je parvienne à la perfection. » (Nin, Anaïs. Journal de l'amour, journal inédit et non expurgé des années 1932-1939. Paris : Librairie générale française, coll. « Le livre de poche : La Pochothèque, classiques modernes », DL 2003, p. 804)
Parce qu’on ne paraît jamais aussi vrai que face à son journal, entité toujours ouverte et à l’écoute, le reste c’est de l’écriture et donc de la transformation/déformation, des ajustements de réalité qui relèvent de la fiction de réalité (théâtre de la vie).
15 septembre 2014
Chaque fois que je lis le journal intime d’un auteur, j’ai moi-même envie d’en écrire un. Non comme je le fais, en pointillés, mais quotidiennement, y dresser les faits et pensées quotidiens ; je m’y tiens quelques jours, peut-être une semaine, puis finalement je n’y pense plus et me replonge dans mes fictions. 
Je me l’explique pour différente raison. Le journal est pour moi le support de ma réflexion théorique tout autant que le sont mes discussions avec les autres : une personne à qui l’on parle mais qui ne répercute que nos propres réflexions, ou celles du moi-écrivain (c’est ce que je préfère dans le journal). Cela apporte autre chose et d’une façon toute différente qu’avec les personnes humaines. Utiliser le journal pour y consigner les faits de chaque jour (et même si chaque jour finalement contient des faits qui seraient intéressants à consigner) me paraît une quête désespérée pour tout retenir, le temps qui a passé, les gens qui ne seront plus jamais tout à fait les mêmes demain, les conversations, les mots exacts…
Oui, je préfère garder ces instants de partage avec les gens en moi et laisser le moi-écrivain s’imprégner de ce qu’il voudra prendre lorsqu’il sentira le besoin de prendre de la distance par rapport au monde tel qu’il s’en est imprégné et avec les fragments qu’il a retenus. 
L’art du journal en fait est bel et bien déjà un art en soi : c’est se créer un passé différent de celui qu’on a vécu. Car, pour ma part, il est assez rare que je parvienne à retranscrire le moment tel qu’il a été, je l’écrit comme je l’ai moi-même vécu et ressenti. Et pour peu que je l’écrive en plus quelques jours après l’événement, je tombe dans la pure fiction : le « ça aurait pu être » plutôt que le « ça a été ». 
Et c’est bien normal puisqu’écrire ce qui a déjà été vécu, n’est-ce pas ennuyeux ? Ce que je cherche dans l’écriture, c’est justement l’ouverture de toutes ces possibilités : « et si à cet instant-là, ça s’était passé comme ça ? ». C’est aussi ce qui me donne ces moments de surprise lorsque je relis le premier jet d’un texte pour le réécrire : retrouver tel fragment vécu à tel instant, mais transformé. Pour moi, le souvenir est alors beaucoup plus fort puisqu’il est gorgé des émotions et sensations qu’il a pu m’offrir à cet instant – au présent – et ensuite – ses conséquences sur moi.
Passons les premiers volumes du journal qui sont pleinement intimes et passablement barbants puisqu’ils parlent avec la voix de l’adolescente que j’ai été, racontant ses journées et ses premières expériences de vie avec une naïveté touchante mais banale, si ce ne sont les quelques réflexions sur la vie et autres envolées lyriques annonciatrices d’un goût prononcé pour la narration.
10 octobre 2015
Je viens de tomber sur une entrée du journal très drôle (23 mai 2014). Je ris de moi-même car j'ai mis un tel enthousiasme à décrire une nouvelle idée de roman alors qu'il n'a rien d'original ou d'intéressant. C'est du rabâché et je décris cette idée comme une découverte immense pour mon travail alors que ce sont des choses que j'ai déjà sensiblement écrites dans Wish. Je parle d'un nouveau roman (ce sont en fait le prémices d'Echoes) mais qui a tellement évolué depuis que c'en est risible de retrouver la réflexion dont il est issu.
Comme on peut être ridicule lorsqu'on est emporté par l'enthousiasme et la pulsion, comme un adolescent découvrant les « choses de la vie ».
Écrire (et relire) un journal, c’est se regarder vivre. Pas forcément parce qu’on se trouve tellement intéressant qu’on pourrait ne se contenter que de soi-même (!) mais parce que le prisme du journal permet de se transformer soi-même en sujet humain, une donnée à analyser (et dont on a accès à la plupart des maillages) parmi un panel de sujets de recherche, comme un participant à une étude scientifique.
« Le dédoublement survient dès que je commence à me regarder vivre. Cela débute par un fantasme. J'imagine que quelqu'un d'autre est en train de m'observer. Je joue à être ce quelqu'un qui, comme Dieu, peut me voir partout, et qui est sans doute le reflet de ma culpabilité – non pas vis-à-vis de moi-même, mais vis-à-vis de celui que je suis en train de trahir en cet instant. » (Nin, Anaïs. Journal de l'amour, journal inédit et non expurgé des années 1932-1939. Paris : Librairie générale française, coll. « Le livre de poche : La Pochothèque, classiques modernes », DL 2003, p. 911)
Voilà pourquoi le journal d’un écrivain n’est pas « simplement » un journal intime : c’est avant tout un carnet d’observations. Observation de soi-même et des autres : engrangement de matière pour l’écriture.
Depuis mes débuts d’écriture diariste, le journal me sers aussi à ça : noter des scènes, des paroles, des éclats que je tente de capturer en quelques phrases.
5 septembre 2005
J’ai intitulé ce carnet « En attendant quelqu’un quelque part ». Car tout d’abord on attend toujours après quelqu’un ou quelque chose… Un rendez-vous, la personne qui est en retard ou vous êtes en avance, ou surtout ces moments imprévus où l’esprit se met en branle et que vos pensées fusent à une vitesse étonnante.
Voilà, je voudrais capturer chacune de mes pensées pour l’écrire et me souvenir, pour écrire ce qui me paraît vrai car prit sur le fait. Juste ces idées que l’on capture telles qu’elles sont et qui seront écrites sur le papier exactement comme elles auront été pensées.
Un roman qui n’a pas été écrit. On passe tous par là. Nous sommes tous, une fois dans notre vie, quelque chose qui n’a pas encore été écrit. Il y a juste un écho mais pas encore le son. Juste un mot mais pas encore la phrase.
15 août 2013
Comme je me le suis promis, j’essaye de m’y tenir. Au moins chaque jour quelques lignes, une humeur, des impressions. Quelle est l’utilité d’un journal après tout, ça peut paraître bien peu de choses, autocentré. Mais partant du constat des échos qui se jouent entre les êtres, pourquoi ne pas employer le « je » pour parler du « vous », du « nous », de ces choses qui nous animent et animent sans doute d’autres personnes. La vie tout simplement, comme elle vient, avec ses superficialités, avec ses éphémères, ses émotions, ses sentiments, jetés tels quels sur le papier. 
Peut-être est-ce la lecture du journal d’Anaïs Nin qui me fait prendre conscience de l’importance de laisser sa trace, ou simplement de se laisser un temps pour être face à soi-même. […]
Et puisqu’après tout, il y a toujours quelque chose à en dire, de cette vie, dans sa spontanéité, le journal serait peut-être en définitive l’œuvre la plus véritable, là où la fiction n’a pas encore eu le temps de transformer, de romancer, d’extravertir le réel. 
Les parties intimes de mon journal me servent surtout aujourd’hui de tremplins pour la mémoire, autrement plus perspicaces que de simples photos fixant un instantané. Parfois, même ces parties-là, qui dressent le portrait d’états d’âme, qui décrivent précisément certaines scènes ou instants vécus, peuvent s’avérer utiles pour mon artisanat. J’en fictionnalise certains de temps à autre comme autant d’exemples fragmentaires de vie et non pour leur aspect autobiographique.
6 avril 2015
Et je passe même moins de temps pour écrire ici sur les autres et sur la vie courante. Je ne sais pas pourquoi. Pendant un moment, j'écrivais beaucoup dans mon journal à propos des autres et je les analysais, etc. C'était pendant la préparation d'Echoes, avant même que je sache que j'allais écrire Echoes. Je commence à me dire que finalement le journal sert beaucoup de carnet préparatoire à mes écrits de fiction. C'est peut-être un système un peu égoïste de toujours avoir dans l'idée l'écriture, de ne penser qu'à cela. Je ne suis pas égoïste dans le sens où cela s'entend mais égoïste pour mon écriture, que je place au-dessus de tout.
Je ne prends que rarement le temps par exemple d'écrire sur notre vie commune avec B., ou alors c'est souvent en rapport avec l'écriture. Et lorsque je parle d'autres, c'est peut-être pour établir, noter un peu des traits qui me seront utiles pour la construction de personnages.
Mais à chaque fois, je ne trouve pas utile de noter la vie courante, je me contente de la vivre. C’est peut-être plus sain en fait, ça m’évite de constamment analyser. Je le fais déjà suffisamment.
Alors, malgré mon inconstance diaristique, je reviens toujours au journal. Parce que, comme aucun autre de mes écrits, il est l’espace de liberté.
1 mars 2015
Je pense que je n’écrirais que dans ce carnet aujourd’hui : pas de fiction. Je suis en vacances cette semaine et B. travaille alors je compte bien dès demain – lundi – me mettre à l’écriture intensive. Et voilà longtemps que je n’ai pas laissé errer mon stylo ici au gré de mes pensées.
9 septembre 2015
Et voilà encore un nouveau carnet, je ne sais combien encore j'en commencerai de nouveaux au cours des futures années, le rythme est finalement toujours assez soutenu, sans compter les classeurs de feuilles mobiles pour les fictions. Le coffre que j'ai eu pour mes 20 ans est plein de ces carnets et, en les rouvrant depuis quelques temps pour analyser la construction de mon écrivain, je vois combien ils sont tout aussi importants que mon travail d'écriture fictionnelle. Les carnets sont toute la base de ma créativité. J'y ai amassé au long des années tout autant les influences que mes réflexions personnelles et j'y vois également peu à peu l'interpénétration des deux.
2 février 2018
Je reprends de plus en plus l’habitude d’écrire au lit comme je pouvais le faire dans ma chambre d’adolescente. Je suis toujours aussi mal installée et je fatigue toujours aussi vite à écrire dans cette position mais il semble que le soir, ce temps du coucher avant de dormir, cet intermède de lecture, est aussi un temps tremplin durant lequel le cerveau se libère suffisamment de la journée passée et ne pense pas encore à la journée à venir : le seul temps de la journée, peut-être, vraiment voué au présent.
17 décembre 2018
Une soirée d’écriture devant moi. Bien sûr j’ai plein de projets en cours, beaucoup de choses sur lesquelles travailler, je ne me précipite pas, suivant le conseil de Dany Laferrière à son amie qui se plaint de ne pas parvenir à écrire, d’être trop fatiguée, d’avoir trop peu de temps avec son enfant à s’occuper. Il lui conseille de faire une sieste avant sa séance d’écriture. Elle s’exclame qu’elle a trop peu de temps à elle pour se permettre une sieste, il répond qu’il vaut mieux travailler moins longtemps mais plus efficacement. Je retiens ce conseil dans son sens global : on n’écrit pas mieux en se précipitant, le cerveau a besoin d’un temps pour se préparer à l’écriture, tant pis si cela prend du temps sur le temps d’écriture. Aussi, bien que j’aie peu de temps pour écrire en ce moment, je ne cherche pas à rentabiliser au maximum. Je laisse le temps à l’écriture de venir à moi. J’ai commencé par une demi-heure de reprise de citations pour mon carnet et puis j’ai eu envie de venir écrire ici.
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