Depuis que j’ai commencé à écrire un journal intime, il s’est autant peuplé de mes propres mots que de ceux des autres. Des pages et des pages de citations, de paroles de chansons ou de films, copiées (et parfois même recopiées plusieurs fois dans différents carnets). Des heures et des heures d’écriture manuscrite, m’imprégnant à mesure que ma main formait ces mots d’autres sur le papier pour devenir miens. Pour cet exercice, les premières années du journal restent plus riches que les suivantes. Et ça tombe sous le sens puisqu’on ne devient pas écrivain de rien, on n’apprend pas à travailler le cuir en suivant un cours de théorie. Non, il faut se colleter, de tout son corps et de toute son âme, commencer à s’abimer les mains sur l’ouvrage.
Ça pouvait être pour m’inspirer, parce que je ne parvenais pas à débuter l’écriture d’un roman. Alors, se pencher sur la première phrase de mes livres préférés du moment et les recopier.
Mes références aujourd’hui ne seraient plus les mêmes - elles n’ont été vraies qu’au moment où je les ai écrites -, mais la technique est encore souvent efficace : s’inspirer des accroches de ses livres préférés pour débuter le nôtre.
C’était parfois – autre technique de mise en route toujours d’actualité - recopier des citations avec toute la « confiance en soi » dont je suis capable à cette époque.
25 septembre 2005
J’ai envie d’écrire mais je ne sais pas de quoi te parler. Il faudrait que je mette en route un nouveau bouquin ou des nouvelles. Mais je n’arrive pas à créer quelque chose de nouveau. Je ne suis pas un écrivain. Je ne suis rien. Je ne fais pas quelque chose de spécial.
C’est d’ailleurs à cette époque que je passe des journées à traduire les paroles de mes chansons anglophones préférées (dans une traduction hautement approximative et qui m’arrange souvent bien). C’est un autre aspect de mes années de formation car un écrivain n’est pas seulement façonné par les mots des autres livres mais par tous les éléments possibles et inimaginables qui entrent en lui, en collision, pour ébullitionner.
La musique est, chez mon moi-écrivain, une pierre angulaire de poids et de caractère, qui va de titres empruntés aux Pink Floyd (pour ne citer qu’eux) à l’écriture sous influence d’une chanson écoutée en boucle durant des heures.
Un tournant pour le carnet de citations, à partir de 2014, et notamment de ma lecture du journal d’Anaïs Nin depuis lequel je recopie tout un tas de citations en les commentant : la découverte de l’écriture sous influence directe.
Petit à petit, le journal se remplit de ce genre de réflexions sur l’écriture avec, toujours à l’appui, une citation ou une lecture. Il faut bien avouer que le terme de « journal » ne convient plus tout à fait : le journal se transforme en carnet de travail. Et quand il advient que je parle de la vie ou de moi, ce ne sont qu’anecdotes, et souvent en lien, d’une manière ou d’une autre, avec l’écriture.
18 octobre 2014
Tellement de choses à fixer/écrire ici, des choses qui me seront utiles sans aucun doute pour mon roman. En fait, je crois que c’est ce que je fais ici : je stocke des scènes et des analyses pour mon roman ou mon essai-récit. C’est une sorte de brouillon, de notes, plus qu’un journal, car j’ai trop peu de temps pour écrire un journal et il faut que tout ce que j’écris puisse servir à un futur projet ou à quelque chose en train de se construire.
Et c’est le 17 avril 2014 que je constate que de ces recherches et citations commentées va naître un essai : Fragmentez : écriture et artisanat. Et le travail de recherche se poursuit, toujours sous influence.
26 avril 2014
Continue mon processus de réflexion sur l’écriture. Et cela en passe d’abord par un répertoire de citations. Je reprends tout ce que j’ai pu lire et surligné d’extraits, en rapport avec l’écriture, l’acte et l’essence, et la lecture. Je m’oblige à recopier ces extraits à la main car sur écran, cela met trop de distance et je ne parviens pas à m’immerger dans ce que cherche à dire l’auteur. En écrivant, je me mets presque à sa place et cela met en branle mon moi-écrivain qui s’inspire et commence à réfléchir par lui-même, à donner ses propres réflexions et ses propres expériences : échos et dissonances.
Au cours de mes prises de notes, je ne relève que les citations qui concernent l’écriture puisque c’est ce qui occupe la quasi intégralité de mes pensées en cette année 2014 : « l’entité écriture », comme je la nomme alors – c’est d’ailleurs peut-être à partir de là que se fonde ma conception actuelle de l’écriture en termes d’artisanat. Je continue donc de recopier un nombre exponentiel de citations autour de l’écriture et de la lecture – puisqu’il est déjà évident pour moi que la carrière de lecteur fait partie intégrante de l’artisanat d’écriture. Jusqu’à ce qu’il devienne évident un jour que toutes les citations rencontrées et relevées au cours de ma carrière sont, elles aussi, essentielles, et pas seulement celles qui parlent d’écriture.
Tout écrivain a dans sa caisse un outil primordial : son bagage de lecteur. Si ses lectures forgent une marque indélébile dans sa tête, nombre d’entre nous ont besoin d’un médium physique : une bibliothèque pleine à craquer bien sûr mais aussi, souvent, des citations. Ce n’est pas seulement l’histoire dans les livres qu’on a lus, ni seulement la façon dont c’est raconté, mais aussi les mots en eux-mêmes, leur syntaxe et le synonyme choisi, qui font vibrer nos propres cordes d’écrivain.
Pour ceux qui, comme moi, ont également toujours besoin d’un tremplin à la remémoration, le carnet de citations est un outil primordial ; chaque citation étant comme une photographie prise dans l’instantané. Même s’il n’aura ensuite jamais tout à fait la même signification à chaque entrevue (car tout change : la personne, son histoire, sa perception, sa vie) et que chaque nouvelle rencontre avec une photographie dépend plus de celui qui regarde que de l’instantané lui-même.
En 2015, je me lance dans la reprise de toutes les citations (de la manière la plus exhaustive possible) que j’ai relevées au cours de ma carrière de lecteur. Par chance, j’ai toujours eu coutume de souligner, surligner, mettre entre crochets, mes livres lus, ou de recopier des citations dans mon journal lorsque le livre ne m’appartenait pas. Je me lance donc dans une de ces entreprises de longue haleine que je poursuis quasi quotidiennement. Épluchage et recopiage à la machine de toutes les citations dans les livres de ma bibliothèque, mes journaux, mes carnets de citations manuscrits que je faisais adolescente, pour tout réunir dans un carnet de citations qui est – pour des raisons pratiques évidentes -, sous forme numérique. C’est un outil que, de toute façon, j’ai toujours besoin d’avoir sous la main.
13 mars 2015
J'avance aussi beaucoup dans mon tapuscrit de carnet de citations et c'est agréable, bouillonnant, inspirant, d'être entourée de tous les mots de ces auteurs qui m'ont forgé l'esprit. Je vais l'organiser selon la chronologie de mes lectures pour voir une continuité, la transformation, l'enchaînement des différents états qui amènent forcément vers telle ou telle lecture. Il va falloir que je retrouve mes dates de lecture. C'est peut-être un travail parallèle à l'écriture mais je crois que c'est important et très significatif. Pour moi, ça me permet de déterminer mes différentes influences et leurs évolutions. Pour un lecteur, ça pourrait aider à comprendre mieux mon univers littéraire (ça, ce serait pour une potentielle postérité, si je suis optimiste et m’accorde un peu d’orgueil) ou en tout cas être une sélection de belles citations pouvant être intéressantes, tout comme on lit des recueils de pensées ou des anthologies. J'aimerais bien que ce carnet soit publié un jour.
3 juin 2015
Je commence à indexer les citations de mon carnet (tout en continuant en parallèle de les taper), avec des termes qui me sont propres, très personnels finalement. À la lecture de telle citation, tel autre lecteur ne penserait pas forcément à l’indexer avec ce mot. Et je me dis plusieurs choses : déjà, cet index devra être aussi un dictionnaire subjectif, c’est-à-dire que je donnerais une définition, ma propre définition, des termes utilisés. Et, ensuite, ce serait drôle et intéressant de comparer à d’autres lecteurs, que ça leur soit possible d’indexer eux-mêmes ces citations avec leurs propres mots et définitions. Je ne sais pas encore comment je pourrais mettre cela en place, peut-être sous forme interactive, en version numérique. J’aimerais en tout cas que ce carnet fasse partie de mon œuvre scripturale ; elle en fait déjà partie d’ailleurs (influences, échos, résonances,) mais que ce fichier de presque 600 pages (aujourd’hui) soit à placer avec mes propres livres car ils sont pour moi la matière première.
28 août 2015
Après-midi citations et divagation, éveil grâce à la redécouverte de citations oubliées. J’aurais eu le temps d’écrire tout mon soûl cet après-midi mais j’avais envie de me plonger dans des influences et d’engranger. Et donc le répertoire de citations qui s’amplifie encore : presque 700 pages dactylographiées à ce jour.
30 août 2015
[…] mon travail d’écrivain qui est ce soir le copiage de citations (il ne reste plus qu’un étage de la bibliothèque à faire !) et à la réflexion.
9 septembre 2015
Ce soir, je viens également de finir d'éplucher ma bibliothèque en quête de ces citations qui m'ont forgées. Cela fait 700 pages et j'en ai encore quelques-unes qui traînent dans les carnets et dans une boîte étiquetée « Citations » remplie elle aussi de carnets mais uniquement de citations cette fois. Ce travail fastidieux va m'être utile tout au long de ma vie d'écrivain, je le sens. Et sa première utilité, le temps que j'ai consacré à recopier ces citations, s'est fait peu à peu jour avec évidence : c'est là tout un pan de ma réflexion scripturale, j'y ai vu aussi ma préhistoire et ma transformation, tout ce dont je veux parler dans mon essai pour déterminer un système d'écriture que je n'ai encore jamais clairement vu exprimer de cette façon et pourtant influencé de tout ce que j'ai pu lire au cours de mes années de formation et encore aujourd'hui, quoique peut-être avec moins de force.
13 octobre 2015
L'indexation des citations avance, il faudra ensuite que j'extrais celles que je veux utiliser pour Fragmenté(s) ; de même pour les carnets. Bref, voilà un moment que je compile sans ordre et il va être temps que je démêle un peu tous ces fragments pour avancer.
C’est une activité qui m’occupe quotidiennement, comme un divertissement, ou dans un temps mort de la journée, comme d’autres jouent une partie de Candy Crush. À bien y réfléchir, j’ai toujours un petit côté maso ou disons plus joliment « déterminé », comme disent B. et S. Dans tous les cas, l’entreprise se révèle d’emblée efficiente.
17 mars 2015
Bien sûr, toutes ces citations, leur ensemble et chaque citation indépendamment, ont une signification pour moi – tout comme elles peuvent en avoir pour d'autres -, c'est-à-dire qu'elles sont révélatrices d'un parcours tant personnel que scriptural. Ces citations et les livres rencontrés qu'elles représentent ont fait de moi celle que je suis et surtout l'écrivain que je suis. Elles m'ont influencée, m'ont fait réfléchir, m'ont ouvert des champs de perception, m'ont fait grandir. Elles sont aussi le portrait d'un lecteur, de la lectrice que je suis et donc de l'écrivain. L'écrivain est avant tout un lecteur avide qui, comme le dit Péju, faute d'avoir rencontré le livre auquel il aspire, a voulu en écrire lui-même.
Ainsi, ces citations sont tout autant des fragments de moi-même que de ce que je ne suis pas, ce dont j'aspire ou ce que je transforme avec mes propres mots.
Que fait-on lorsqu'on écrit si ce n'est de la réalité avec ses propres mots ? L’œuvre d'un écrivain est peut-être avant tout là : dans l'assemblage des influences.
Et l’utilisation de l’outil est presque aussitôt mise en application pour tout et n’importe quel projet.
12 avril 2015
J’ai développé hier une nouvelle technique d’exercice pour pallier aux périodes de ralentissement et m’exercer à la fois à l’écriture d’instantanés dans une forme très courte et condensée en m’inspirant pour chaque fragment d’une citation. Je les publierai sur le blog sous forme de chroniques intitulées Fantômes#1, 2, 3…
21 avril 2016
Je lui ai partagé mon carnet de citations pour lui donner des pistes, elle en fait ce qu’elle veut. C’est aussi pour cela que j’ai créé ce carnet de citations. Elle est toujours surprise et admirative de voir l’organisation de mon travail, elle dit que cela relève d’un véritable professionnalisme. Si ce pouvait être ma seule profession ! Quel travail je pourrais abattre en une journée !
12 mars 2018
Dans À la rencontre de Forrester (film qui raconte la rencontre entre un vieil écrivain qui a cessé d'écrire et un jeune défavorisé qui aspire à écrire), l'écrivain propose au jeune apprenti un exercice : il le fait asseoir face à une machine à écrire, lui donne un manuscrit et lui dit de recopier mot pour mot jusqu'à ce que les mots deviennent siens. L'apprenti finit par écrire une nouvelle beaucoup plus réussie que l'original.
C'est un exercice que je pratique très souvent, je dirais même un exercice de base vers lequel je reviens au moindre manque d'inspiration, à la moindre incertitude scripturale. C'est aussi lorsque je me prépare à une séance d'écriture, cet exercice fait partie de la préparation, comme un échauffement. Une façon aussi d'entrer dans le monde de la littérature accompagnée de mes amis et de ceux qui m'inspirent. La lecture est aussi une bonne préparation, surtout lorsque je m'apprête à écrire de la fiction.
Certains projets n’auraient pu voir le jour sans ce carnet. Le carnet de citations est donc devenu rapidement un des quatre pieds de ma table de travail et je l’utilise quotidiennement. Chacun de mes projets débute souvent par une compilation de citations qui apparaissent dans le livre par la suite ou forment un bassin d’influences contextualisant l’idée du livre en émergence.
12 février 2018
Je vais plutôt chercher les citations à mettre en exergue de mes parties d’Echoes.
Je réfléchis d’ailleurs à ce besoin de raccrocher ce que j’écris avec des citations, telles des portes d’entrée à mes parties, convoquer l’aura bienveillante et inspirée de ceux qui m’ont précédés et imprégnés car ils ne sont jamais très loin tandis que j’écris. L’exergue est d’ailleurs quelque chose de récurrent dans la littérature contemporaine. Rares sont les livres que je lis qui ne s’ouvrent pas par une citation. J’y vois encore quelque chose de symptomatique de notre société actuelle, comme si nous cherchions à nous raccrocher à ceux qui nous ont inspirés mais aussi à les expliciter, à leur rendre clairement hommage, à dresser des passerelles entre la littérature passée et nous.
Mais cela se retrouve également dans la musique et le cinéma : toujours des références et des clins d’œil. Il ne s’agit plus de partir de rien mais de faire sa tambouille personnelle, de tisser entre eux les liens de ce qui nous a imprégné et influencé. Je ne crois pas qu’il faille pour autant déplorer cette nouvelle forme d’imagination. Montaigne n’invoque-t-il pas un nombre incalculable de citations et de références ? Je crois que des ères sans cesse se succèdent : pure invention puis inspiration puis transmission sous forme finalement d’invention avant de revenir à l’invention pure. Thème de la révolution d’un système de cycles revenant toujours à la forme de cycle initial. Pourtant, je ne crois pas qu’on revienne au cycle initial en étant tout à fait identique mais toujours enrichi de découvertes qu’on parvient à mettre en pratique de façon si personnelle qu’elle en devient tout à fait nouvelle.
Le travail préparatoire d’un livre qui émerge se caractérise désormais par un carnet de notes dans lequel les citations sont partie intégrante. C’est un outil que je ne peux que conseiller à tous les artisans de l’écriture.
Sa mise en place a certes été fastidieuse (mais toujours joyeuse) et longue - et demande un suivi et une régularité disciplinés -, mais il est d’une importance capitale et surtout d’un aspect pratique sans égal. C’est un outil dont l’aspect pratique et pragmatique doit être pensé en amont en fonction de l’usage qu’il en sera fait. Pour ma part, j’ai intégré une table des matières avec des styles sur Word et veille toujours à bien noter les références bibliographiques complètes : [Nom de l’auteur. Titre de l’œuvre (ou de la revue). « Titre de la nouvelle ou de l’article ». Lieu d’édition : éditeur, date d’édition. Nombres de pages] et le numéro de page de chaque citation. C’est un gain de temps une fois que tout cela est mis en place, lorsque j’utilise les citations et que je n’ai pas à rechercher les références bibliographiques pour la citer.
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