Extrait
Fragment #3
J’émets cette constatation : l’humain est un agglomérat de fragments. Il n’est pas entier, jamais absolu, ni en lui-même ni dans son rapport à l’autre. À ce titre, l’écrivain, agrégateur de fragments ambulant, se gorge des mots d’autres pour les faire siens.
Depuis l’enfance, les livres sont pour moi des compagnons fidèles, toujours à portée de mains, toujours disponibles et ouverts à moi, prêts à m’accueillir. Ils dressent pour moi seule, en cet instant de lecture, un environnement de personnages, ils sont chacun une partie de moi, et leurs fragments, pris çà et là, comblent les vides de ce que je ne suis pas, indéfiniment. Tandis que les êtres de chair sont parfois en retrait, inattentifs, humains.
On dit le lecteur solitaire. Je crois au contraire qu’il s’entoure de personnages impalpables mais bien réels : des essences d’êtres.
Car le personnage est une entité, la représentation d’un fragment de vie que le lecteur ne connaîtra peut-être pas ou ne ferait qu’effleurer au cours de sa vie humaine.
Le personnage partage ses expériences de vie : ce que sont pour lui le sentiment, le temps, l’oubli, la poésie et la vie, ses vides, la substance qui fonde les relations humaines, etc., et la nuance de tout cela.
Mais demain je lirai un nouveau roman qui me parlera aussi de jalousie et qui en renouvellera ma connaissance. Infinie variété des expériences humaines à laquelle répond l’infinie inventivité des romans. Ainsi, je découvre le monde, le roman me le fait connaître car il m’enseigne ce qu’est y être sujet, et aucune expérience humaine réelle, fut-elle riche et pleine et comblée, ou aventureuse et surprenante, aucune expérience, parce qu’elle est nécessairement limitée, ne peut donner à éprouver et à comprendre le millième de ce que la lecture nous apprend. (Belinda Cannone. L’Écriture du désir. p. 30)
Le personnage lu devient mien. Il se lie à une part de moi et nous évoluons conjointement au contact de l’autre. Il prend forme dans mon esprit. Je lui prête une consistance personnelle, lui invente certains fragments, une part d’ombre et de lumière ; il me nourrit de son expérience de vie dont il m’apporte sa propre expérimentation, cette réflexion humaine dont il représente l’entité vivante en mon esprit.
Au même titre que les êtres de chair, les personnages sont autant de rencontres qui m’ont construite.
Dans mes instants d’isolement volontaire, dans mes silences intérieurs, à travers l’inattention humaine chronique, dans cette impression parfois d’être invisible, les livres comblent les vides de leur humanité concentrée, substantifique moelle dont je m’imprègne et que j’intègre. 
On ne sort pas indemne d’une rencontre.
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