Artisanat – Echo – Edifice – Enfantement – Invisibilité – Fragment – Lecteur-actif – Postérité – Rapport au texte – Temps
Cours d’Histoire de l’art au lycée, je découvre l’histoire extravagante de ce facteur qui, au cours de ses rondes en vélo (pas moins de trente-deux kilomètres par jour), occupait ses pensées à la création de son « palais idéal ». Ce palais exista dans son imagination pendant quinze ans, jusqu’à ce qu’un jour de 1879, il bute sur une pierre. Il note alors dans son carnet :
J’avais bâti dans un rêve un palais, un château ou des grottes, je ne peux pas bien vous l’exprimer. Je ne le disais à personne par crainte d’être tourné en ridicule et je me trouvais ridicule moi-même. Voilà qu’au bout de quinze ans, au moment où j’avais à peu près oublié mon rêve, que je n’y pensais pas le moins du monde, c’est mon pied qui me le fit rappeler. Mon pied avait accroché une pierre qui faillit me faire tomber. […] C’était une pierre de forme si bizarre que je l’ai mise dans ma poche pour l’admirer à mon aise. Le lendemain, je suis repassé au même endroit. J’en ai encore trouvé de plus belles, je les ai rassemblées sur place et j’en suis resté ravi… C’est une pierre molasse, travaillée par les eaux et endurcie par la force des temps. (Pierre Chazaud [citant le facteur]. Le Facteur cheval, un rêve de pierre)
Ainsi a-t-il commencé à amasser jour après jour des pierres dans ce lieu. Il revenait les chercher chaque soir avec sa brouette. La construction se fit progressivement. Il acheva son palais en 1912. N’ayant obtenu l’autorisation d’y être enterré, le facteur décide de construire, de la même manière, son mausolée au cimetière municipal, entre 1914 et 1922. Il meurt en 1924.
Après avoir terminé mon palais de rêve à l’âge de 77 ans et 33 ans de travail opiniâtre, je me suis trouvé encore assez courageux pour aller faire mon tombeau au cimetière de la paroisse. (Témoignage du Facteur Cheval, additif au cahier de 1914)
Cet homme s’appelait Ferdinand Cheval et fut surnommé le « Facteur Cheval ». Son palais porte, dans son architecture même, les strates du temps, les traces de la persévérance, du travail, et le regard d’un visionnaire qui, à partir d’un tas de cailloux, a construit seul, pierre après pierre, l’édifice qu’il voyait déjà se profiler plus d’une décennie auparavant : l’imagination était une sorte de squelette-fantôme que seul lui pouvait visualiser.
Nous sommes admiratifs devant les édifices finis ; la cohérence devient évidente aux yeux des autres bien longtemps après que, à l’instar du Facteur Cheval qui fut taxé de fou dans son village, le créateur ait visualisé l’édifice, apparu progressivement et lentement sous ses yeux, alors encore invisible aux yeux des autres.
 Écrire était pour eux […] fabriquer quelque chose qui soit capable de résister au temps et de soutenir le regard de la postérité. Car la postérité est seule juge de tels idéaux. (Virginia Woolf. L’Écrivain et la vie, p. 43)
L’analogie me semble donc évidente. À la lumière de la fable du Facteur Cheval, je m’interroge : comment un artiste peut-il rendre compte de l’ensemble de l’édifice qu’il est seul à deviner et qui n’est encore que matière spirituelle ? La matière est tellement en retard quand l’esprit s’est déjà projeté beaucoup plus loin. Comment faire comprendre l’étendue de sa vision tant que l’édifice total n’est pas achevé ? Il faut toute une vie pour, pierre par pierre, construire le palais et parvenir au toit. Comment, de son vivant, expliquer toute l’étendue et l’immensité que l’artiste lui-même ne fait qu’entrapercevoir, lui qui a encore et toujours le nez collé sur la dernière petite pierre placée ?
Voilà que ce mot revient dans ma bouche : « édifice ». Voilà ce que je fais chaque jour : je découvre de nouvelles pierres, les transporte, les assemble et les empile, autant de paragraphes et de livres qui constituent la part d’un tout. Et ma vie ne sera peut-être pas même assez longue pour voir se réaliser l’ensemble. C’est seulement ce soir, en me rappelant de l’histoire du Facteur Cheval, que je réalise toute la portée de ce que je suis en train de faire, pierre par pierre. C’est étourdissant, et je ne fais qu’entrevoir.
Je préfère le terme « édifice » à celui d’ « Œuvre », avec sa majuscule grandiloquente. Je préfère l’odeur du chantier de construction, ce corps à corps avec la terre et la pierre : le travail d’artisan.
Plus j’avance dans mon indéniable artisanat d’écriture, plus il me semble évident que chaque page, chaque livre, chaque projet, est une pierre de l’édification globale : le fragment d’un pan de mur.
Je pourrais dire encore que chaque livre est un atome gravitant autour du noyau central, mon univers scriptural. L’ensemble forme un champ gravitationnel dans lequel les atomes libres, rayonnent, s’influencent et résonnent, au sein d’un tout non pas unifié (oh le vilain mot !) mais cohérent. Chaque élément, isolément, reste ouvert aux connexions, mais l’ensemble aussi peut être porteur d’un sens, un secret que je ne suis moi-même pas en mesure de déceler.
Les textes ont leurs secrets, même pour leur auteur, et je me garderai d’essayer d’éclairer ceux qui gisent dans celui-là. Il est, c’est tout, et peut-être est-il assez explicite dans ce qu’il nous livre pour qu’on ne le contraigne pas à en révéler davantage. (Michel Diaz. « Vers le désert »)
Avec cette prise de conscience, aussi une forme d’acceptation : l’édifice pourrait ne jamais être terminé. Il reviendra sans doute aux lecteurs de faire le toit afin qu’il ne prenne pas l’eau, tout comme certaines pierres des fondations ne sont pas nées de mes mains. 
Il y a des bouts d’autres personnes, vivantes ou mortes, des fragments de réalités et de fictions (mais la fiction n’est-elle pas toujours la réalité d’un autre ?), que j’ai assemblé en donnant aussi de ma propre voix. Car
L’écrivain comme créateur solitaire est un fantasme. Un désir personnel et une intimité sont à l’œuvre, mais portés et soutenus par le passé, par l’histoire familiale, par d’autres artistes, par des amis. Un artiste n’est pas seul. (Martin Page. Manuel de survie et d’écriture, p. 59)
Une autre histoire me trotte en tête à cet instant : celle de la veuve Winchester (le fabricant d’armes américain) qui, après la mort de son mari, fut persuadée par une voyante que les fantômes des personnes tuées avec les armes Winchester reviendraient la hanter. Elle crut possible de les perdre dans sa maison en ne cessant jamais de la modifier et de l’agrandir. Chaque jour, la maison se complexifiait. Elle plaça des pièges et des trompes l’œil : des faux placards, un labyrinthe de pièces enchevêtrées, des escaliers menant au plafond, des portes ouvrant sur le vide.
Je pense alors : sans le savoir, l’artiste est peut-être celui qui construira toujours les plus vastes et tortueux édifices, ceux qui se poursuivent dans vos têtes.
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