Extrait
J’ai bien vu que tu vieillissais mais je n’ai pas tenu à ce que cela devienne conscient. On ne tient pas à voir vieillir ses parents, tout comme nos parents souffrent de nous voir vieillir, pour une seule et même raison : l’approche de la mort, l’instinct de survie, l’appréhension de l’absence. En fait, ce n’est pas simple. On voudrait être en mesure de survivre en tout, d’en avoir encore, au moins jusque-là. Et puis, une fois le « là » atteint : ô, encore un peu, au moins jusqu’ici.
Mais tu vieillis. Et chaque fois que je te retrouve, je te découvre un peu plus faible, moins sûre de toi, moins confiante aussi dans le temps qu’il te reste et surtout dans celui qui a été. Tu n’as plus la carrure de celle qui, lorsque j’étais enfant et adolescente, même jeune adulte, pouvait m’effrayer de sa grande ombre penchée, poings sur les hanches, au-dessus de moi. Forcément, j’ai grandi, et même j’ai commencé à vieillir : tu ne peux plus me couvrir de ton ombre.
Tout finalement, dans tes attitudes, tes gestes et tes agissements, révèle ton manque de confiance en toi, ton besoin de reconnaissance, d’existence : tu veux faire partie de ma vie, pétrie de regrets de ne pas avoir pu profiter du temps où tu en faisais quotidiennement partie. Mais, en fait, je le comprends aujourd’hui, on ne fait jamais complétement partie de la vie de ses enfants, et c’est très rapidement que les ellipses deviennent plus importantes que le reste - ce qui nous lie. Il y a eu cette distance, comme un garde-fou, peut-être par peur de trop m’aimer en anticipant le vide que cela laisserait d’autant plus vif.
Ces dernières années, tu as régulièrement asséné des formules : je ne te vois pas assez, ne t’appelle pas assez, ne te partage pas assez ta vie, je boude les fêtes familiales, ne fais pas suffisamment d’efforts pour que nous puissions nous rassembler. Ce n’est ni tout à fait faux, ni tout à fait vrai : nous vivons des temporalités différentes. J’en suis au stade où le quotidien donne la sensation persistante de courir alors que tu marches déjà d’un pas plus lent. À quelques décennies d’écart, il y a eu toi, dans le rôle de la fille fuyante, et Pauline, dans celui de la mère quêtant des instants d’attention. Tes réclamations m’ont agacée parce que je n’ai pas pris le temps de m’en attendrir. Personne ne peut me mettre autant en colère que toi, mais on n’est pas en colère contre ceux qu’on n’aime pas.
Personne ne peut me faire venir les larmes aux yeux d’émotion autant que toi.
Quelques temps après la mort de Pauline, au téléphone, tu me dis : « J’ai encore beaucoup de choses à apprendre de mes enfants et de mes petits-enfants, j’espère en avoir le temps ». C’est peut-être là, à ce moment-là, que tu as décidé de commencer à vieillir.
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