Dans les années 1910 à Paris, le terme « zone » désigne les coins de Paris qui ne sont pas encore alimentés en éclairage public. « Zoner » appartient donc à ceux qui se cachent dans l’obscurité et errent dans des espaces aveugles dans lesquels ils ne voient ni panneaux ni direction.
« Zone », poème en vers libre publié dans le recueil Alcools (1913), est l’errance spirituelle du poète dans Paris, à travers ses pas et des instantanés intimes qui éclairent le passé du poète (et du monde) pour mettre en lumière le présent. Moment donc de crise (pas forcément négative !) et de transformation, captés dans l’intériorité d’une tête submergée d’images instantanées.
« Zone » est donc non seulement le poème de l’errance (toujours pas forcément négatif!) mais aussi de l’éparpillement et de la discontinuité. Bref, c’est un peu le bordel en effet, mais un bordel enthousiasmé par les apports de la vie moderne tout en protégeant une douce nostalgie pour un passé traditionnel perdu. Les références multiples et variées à la Bible renvoient à ce passé progressivement mis en retrait (piéta, ascension, pâques, symboles). Le présent étant celui du poète en train de penser et de ce qu’il observe autour de lui.
En dépit de cette apparente discontinuité, « Zone » garde une grande fluidité accentuée par l’absence de ponctuation qui donne l’impression d’un mouvement fluide, du passage finalement continu entre passé et présent. Car l’action principale de ce joyeux bordel, c’est l’action elle-même, restreinte et anecdotique : l’errance dans la ville de Paris du poète en train de marcher, passant de lieu en lieu sans but, une errance qui permet l’expansion sans bornes de l’esprit et de l’intériorité.
Alcools est le premier recueil de l’Histoire qui ne contraint pas le lecteur à une chronologie ou à une non-chronologie : Apollinaire ne veut pas proposer de chemin tracé. Le lecteur chemine au gré des résonances (stylistiques et thématiques) : c’est une « errance », définition même du lyrisme pour Apollinaire. Apollinaire engage le lecteur à perdre ses repères communs afin de se tourner vers lui-même, de se retrouver, dans l’incertitude constante : forme d’errance qui avance vers soi à travers la rencontre avec l’autre. Ce dispositif permet d’établir un terrain de résonances potentielles chez le lecteur. Dans ce recueil, pas de ponctuation puisque le poème se rythme de lui-même et que c’est le lecteur qui, libremment, va lui donner son propre rythme. Marcher, à sa façon.
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