Je vous propose mon petit laboratoire d’expérimentations quotidiennes, des expériences de petit chimiste qui, s’il n’est pas prix Nobel ou académicien, et s’il n’a pas publié d’article, n’en est pas moins chimiste.
Je suis mon petit laboratoire, mon sujet d’expérience, je me parsème de tubes à essai et d’éprouvettes. Il faut trouver la bonne formule de celui que l’on est, une formule stable qui ne menace pas d’exploser à tout instant ou de se dissoudre en fumée. (Martin Page. Manuel de survie et d’écriture. p. 14)
C’est parce que j’ai rencontré des livres comme celui de Martin Page, d’autres écrivains qui, avant moi, même si beaucoup l’avaient également déjà fait avant eux, ont toujours soif de partager leur expérience du monde en tant qu’auteur, que j’ai pu conquérir ma légitimité d’écrivain pour, moi aussi, finir par proposer un patchwork de ma propre expérience.
Vous l’avez déjà compris : c’est le bordel, et il n’est pas organisé !
À part la préface que vous êtes en train de lire comme des lecteurs disciplinés (que nous avons tous l’habitude d’être) à la linéarité, je vous invite plutôt à vous promener dans ce livre-ci. Je vous invite à ne pas vous en tenir au défilement des pages dans l’ordre, mais à bondir, rebondir, atterrir, puis rebondir à nouveau. Bref : tournez ce livre dans tous les sens que vous voulez. C’est moi-même ainsi que je l’ai conçu : en me promenant dans ma tête afin de vous y retrouver.
Vous voulez lire dans l’ordre ? Très bien, c’était juste une proposition ! Mais laissez-moi vous dresser un parallèle.
Dans l’un de mes films préférés, Le Cercle des poètes disparus, le professeur, Mr Keating, met en place une démonstration dans la cour du collège : il demande à quatre élèves de marcher au cœur d’un cercle formé par les autres élèves. L’un d’entre eux fait valoir son droit à l’immobilité, quant aux autres, voici ce qu’il constate :
Vous avez peut-être remarqué que chacun des trois est parti à sa propre allure, son propre pas. Mr Pitts prenait son temps, pour lui y’avait pas le feu. Mr Cameron, on le voyait penser : « C’est comme ça. Peut-être. Peut-être pas. Si. Non, c’était pas bien. Je sais pas ». Mr Overstreet, lui, poussé par une force virile. Et soudain, ils ont tous marché au pas. Tout cela avait pour but d’illustrer le péril du conformisme et la difficulté de préserver vos convictions, quoi qu’en pensent les autres. Certains d’entre vous, je le vois dans leurs yeux, se disent : « Moi j’aurais marché différemment », mais alors pourquoi ont-ils applaudi en mesure ? […] Robert Frost a dit : « Deux routes s’offraient à moi et là, j’ai suivi celle où on n’allait pas, et j’ai vu toute la différence. Je veux que vous trouviez votre propre cadence, votre façon de marcher personnelle. […] Messieurs, le pavé est à vous. (Peter Weir. Le Cercle des poètes disparus.)
Lire un livre est une façon de marcher en restant immobile. L’esprit en marche va souvent bien plus loin que le corps n’en est capable. Il fait de toute façon, naturellement (avant que les codes ne l’emprisonnent), peu de cas des sentiers tracés, pour peu qu’on le laisse s’exprimer.
Un auteur doit accepter cette vérité intrinsèque à l’écriture : je n’écris jamais le même livre que le lecteur lira.
Chaque lecteur lit un livre différent, à son rythme, avec ses propres filtres, privilégiant tel élément tandis qu’un autre le balayera. La liberté de l’auteur s’arrête là où commence celle du lecteur. Et aucun des deux n’est légitime à contraindre l’autre.
On en a fini de ces auteurs monarchistes qui s’érigeaient en précepteurs indétrônables. Le premier devoir du lecteur est de ne pas obéir, au même titre qu’un auteur doit affronter éternellement ceux qui intenteraient contre lui une quelconque injonction. Qui sait vraiment ce qu’il faudrait faire ?
L’obligation est une valeur absurde : ne pas s’y soumettre est un devoir.
Alors, et toi, quel sera ta façon de marcher ?
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